Réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité, pollutions… Les questions relatives à l’impact des activités humaines sur notre environnement représentent une des préoccupations majeures de notre époque. Tous les jours (ou presque !), scientifiques, experts ou simples citoyens tentent d’alerter sur les limites de nos modèles économiques vis-à-vis de la préservation de notre planète, de ses écosystèmes et de ses ressources.
Élément central de la vie économique, l’entreprise porte, parmi d’autres, une responsabilité environnementale qu’il semble inconséquent de vouloir aujourd’hui ignorer. Ses diverses parties prenantes, au premier rang desquels, ses collaborateurs, en poste et futurs, sont d’ailleurs là pour le lui rappeler. Initiateur du « Manifeste pour un réveil écologique » signé par plus de 30 000 étudiants, le collectif du même nom propose désormais un questionnaire destiné aux entreprises pour aider les étudiants et futurs diplômés à choisir leur employeur en fonction de leur engagement en faveur de l’environnement.
Pour en savoir plus sur cette initiative née en 2018 de la volonté de plusieurs étudiants de grandes écoles (École polytechnique, HEC Paris, AgroParisTech, ENS Ulm, Centrale Supélec), le Cercle d’Éthique des Affaires a rencontré Antoine Trouche, jeune professionnel, diplômé des Arts et Métiers et de Sciences Po, et membre du collectif pour un réveil écologique. Interview.
Le CEA : Antoine, vous êtes membre du collectif « Pour un réveil écologique » et jeune professionnel en poste pouvez-vous nous en dire plus sur votre engagement au sein de ce collectif et sur le constat initial sur lequel il repose ?
Antoine Trouche : Diplômé des Arts et Métiers et de Science Po, je travaille pour les hôpitaux publics de Paris (AP-HP) sur l’accompagnement de projets innovants en santé. Je suis également membre du collectif Pour un réveil écologique : un mouvement de jeunes, étudiants et diplômés qui s’engagent pour transformer en profondeur nos sociétés, et les faire tendres vers des modes de vie, de production et de consommation durables, compatibles avec les grands enjeux écologiques et dans le respect des limites planétaires.
Pourquoi c’est essentiel ? Le consensus scientifique, et le rapport du GIEC sur l’évolution du climat notamment nous montrent que l’on est à un point de bascule dans l’histoire de nos civilisations. Si l’on observe les faits froidement, on peut résumer la situation ainsi : nous sommes en train de déterminer via l’impact de nos activités humaines sur notre environnement, si oui ou non nous allons pouvoir (et nos enfants après nous) habiter dans un monde qui reste agréable à vivre. C’est une responsabilité́ immense.
Le CEA : Quels sont les impacts de l’activité humaine qui concourent selon vous à cette urgence ?
AT : Aujourd’hui les activités humaines endommagent notre environnement à tel point que l’adaptation de nos sociétés à ce même environnement est progressivement menacée. La vitesse à laquelle nous le dégradons ne laisse même plus le temps aux écosystèmes de se régénérer, ce qui nous fait régulièrement franchir des points de non-retour. Au sein du collectif, nous avons décidé de nous concentrer sur ce qui nous semble être les quatre plus grands impacts des activités humaines sur notre environnement : le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’épuisement des stocks de ressources non renouvelables et enfin les pollutions diverses.
Premier motif d’inquiétude : le dérèglement climatique provoqué par nos émissions de gaz à effet de serre. Il est à l’origine d’une hausse du niveau des océans, de difficultés croissantes d’accès à l’eau potable, d’une plus grande l’intensité des événements climatiques extrêmes et des baisses des rendements agricoles. Les conséquences sont immenses : dégradation des conditions de vie un peu partout sur le globe, difficultés à nourrir une population sans cesse plus nombreuse, migrations forcées massives, etc.
Second motif d’inquiétude : l’effondrement de la biodiversité. Parmi ses causes, la bétonisation des terres fertiles, la destruction des habitats naturels, certaines pratiques agricoles d’élevage et de pêche et nos pollutions diverses… Les conséquences sont là encore dramatiques : nous sommes en train de causer une éradication massive du vivant tout autour du globe. Rien qu’en Europe, 40% des populations d’animaux terrestres et 70% des populations de poissons déclinent fortement depuis 10 ans ! Cela pose non seulement des problèmes de conscience, mais aussi des problématiques très concrètes en matière de sécurité́ alimentaire, de baisse des rendements agricoles et globalement de qualité́ de vie de nos populations.
Troisième motif d’inquiétude : l’épuisement des stocks de ressources non renouvelables. La baisse des stocks extractibles de certains métaux (terres rares, cuivre, etc.) et de certaines de nos sources d’énergie, comme le pétrole, menace directement notre capacité́ à faire perdurer nos civilisations industrielles. À l’heure où nous n’avons encore jamais réussi à substituer une énergie à une autre (nous les avons toujours additionné, et nous continuons d’ailleurs à le faire avec les énergies renouvelables), ce constat interroge la durabilité́ même de nos sociétés dont l’avancement technologiquement va jusqu’à présent de pair avec une consommation croissante de métaux et d’énergies.
Enfin, les pollutions diverses complètent le tableau. La liste est longue, allant des émissions de particules fines (23 000 morts causés chaque année par les particules émises par les centrales à charbon en Europe) aux pollutions plastiques (à l’origine de désormais célèbres “continents plastiques” et surtout d’une mise en danger de la biodiversité́ dans des régions entières du globe, de pollution des eaux, etc.).
« Aller au travail en vélo, c’est bien, mais si pour construire des centrales à charbon, cela devient totalement absurde. Nous n’acceptons plus cette schizophrénie. »
Ce sont des constats lourds, désagréables, qui justifient à nos yeux de mettre en cohérence notre engagement face à l’urgence et le choix de nos premiers et futurs emplois. Ces emplois mobilisent plus de la moitié de notre temps éveillé́ chaque jour. Aller au travail en vélo, c’est bien, mais si c’est pour construire des centrales à charbon, cela devient totalement absurde. Nous n’acceptons plus cette schizophrénie.
Le CEA : Face à constat, quelle est votre vision des politiques RSE et du reporting extrafinanciers actuellement déployés en entreprise ?
AT : Les actions RSE ont souvent un poids symbolique, mais guère plus, si ce n’est pour améliorer l’image des entreprises. C’est d’autant plus dommage que les équipes RSE rassemblent généralement des salariés sincèrement soucieux du péril environnemental à venir.
« Le tri des déchets et les ruches sur le toit c’est sympathique,
mais ce n’est pas à la hauteur des enjeux »
Malheureusement les politiques RSE cantonnent les questions environnementales aux marges des entreprises, alors qu’au vu de l’urgence écologique, ces questions devraient être placées au cœur de leur stratégie pour être sérieusement prises en compte. Le département stratégie n’est presque jamais sollicité lorsqu’une entreprise rédige son rapport RSE ! Le tri des déchets et les ruches sur le toit c’est sympathique, mais ce n’est pas à la hauteur des enjeux, et les responsables RSE sont d’ailleurs les premiers à en être conscients.
Nous encourageons donc à ce que les questions écologiques soient prises en compte dans chaque orientation stratégique d’une entreprise. Concrètement, la première question à se poser, systématiquement, c’est : est-ce que cette nouvelle activité́ est compatible avec un monde durable ? Certaines ne peuvent pas l’être, quels que soient les efforts faits, et il faut donc agir en conséquence. D’autres peuvent l’être, à condition de mesurer d’abord – et de limiter au maximum ensuite – les émissions de gaz à effet de serre, l’impact sur la biodiversité́, l’usage de ressources non renouvelables et les pollutions en tout genre que cette activité entraine.
La situation peut paraitre angoissante, mais il faut également se dire que se mettre à la hauteur des enjeux gigantesques qui sont face à nous c’est relever des défis intellectuels, professionnels et techniques passionnants. Cela n’a rien d’évident, mais je pense que les entreprises qui s’y mettent sérieusement n’auront aucun problème à recruter les jeunes esprits les plus motivés à l’idée de prendre à bras le corps ces questions. Après tout, les conditions mêmes de leur existence en dépendent.
Le CEA – Les revendications du collectif Pour un réveil écologique se concentrent essentiellement sur la dimension environnementale du développement durable. Pourquoi ne pas porter également de revendications d’ordre social ?
AT : Le collectif Pour un réveil écologique rassemble les étudiants et les jeunes diplômés pour inciter collectivement les employeurs à prendre sérieusement en compte les enjeux écologiques dans leur stratégie. Cela passe par la création et le partage d’outils qui distinguent les entreprises dont l’action est à la hauteur de celles qui ne le sont pas. Le collectif n’est pas un parti politique et n’a pas vocation à s’occuper de l’ensemble des enjeux auxquels nous faisons face. Et surtout il n’est pas exclusif ! Nous sommes nombreux à être impliqués dans d’autres mouvements, écologistes, sociaux ou autres.
Pour autant, il me semble clair qu’urgence écologique et justice sociale sont étroitement liées. En tant que jeunes, souvent favorisés, sortant de grandes écoles et d’universités, nous sommes conscients que le péril écologique accentue les inégalités en menaçant en premier lieu les plus pauvres, qui sont aussi ceux qui s’adaptent le plus difficilement aux conséquences de la dégradation de nos écosystèmes. Lorsque 10% de la population mondiale émet la moitié des émissions de gaz à effet de serre à l’origine du dérèglement climatique et qu’un pourcent seulement de la population mondiale émet autant que les 50% les plus pauvres, cela signifie clairement que les écarts de richesse que nous connaissons actuellement ne sont pas compatibles avec une société́ durable.
En résumé, si nous ne nous accordons pas sur des revendications purement sociales qui ne sont pas l’objet du collectif, nous sommes unanimes sur le fait de penser qu’une société qui laisse croitre les inégalités alors que nous n’avons jamais été aussi riches de notre histoire et qui considère la croissance infinie du PIB comme une fin en soi, n’est pas seulement injuste, elle est aussi absurde.
Le CEA – Quel est selon vous l’employeur idéal et que doit-il absolument faire pour le devenir ou le rester ?
AT : Au sein du collectif, nous avons des ambitions très modestes. Notre employeur idéal est simplement un employeur dont les activités ne nous empêchent pas de vivre sur une planète qui reste agréable à habiter, sur la durée, et ce pour le plus grand nombre. Cela me parait assez raisonnable, non ? Pourtant, aujourd’hui ce n’est pas le cas de la plupart de nos employeurs potentiels.
Notre employeur idéal est donc une entreprise pragmatique qui considère que l’urgence écologique l’oblige à reconsidérer le cœur de sa stratégie. Concrètement, cela signifie cesser de se croire dans un monde imaginaire où l’on pourrait continuer à produire autant et toujours plus, où l’énergie serait illimitée, où les stocks de ressources seraient sans fins, et dans lequel les activités humaines n’auraient d’impacts sur notre l’environnement qu’à la marge.
Nous devons collectivement prendre conscience des limites que nous impose notre planète. C’est le grand enjeu de notre époque, et tout employeur qui s’en saisira – sérieusement et de façon sincère – aura le concours de jeunes enthousiastes à l’idée de participer à la construction d’un futur dans lequel ils ont un avenir heureux.
Crédit photo : Antoine Trouche et capture d’écran du site Pour un réveil Écologique